14.2.06

isabelle Barat, en... sténopé

Je me disais : " Comment ça va se passer ? "
Je me disais : " Je lui poserai des questions. Elle me racontera sa vie, ses déboires, ses rêves, sa famille. "
Je me disais : " Laisse venir, on verra. Ne planifie pas. "

En fait, ça s’est passé très simplement, très étrangement. Isabelle est arrivée chez moi avec son grand sourire, ses pommettes hautes, sa tignasse blonde, son " baluchon ". C’est elle qui appelle ça comme ça, " mon baluchon ". Elle m’avait envoyé un mail, la veille : " Je prépare mon baluchon, sinon j’emporte toute ma maison avec moi. " En réalité, c’était une serviette en plastique transparent, remplie d’objets. Chez Isabelle, le baluchon est un concept. C’est aussi cette voiture miniature – tendance coquille de noix - où elle imaginait, petite, devoir emporter l’essentiel pour sa vie d’adulte. Pendant que d’autres comptaient des moutons pour s’endormir le soir, elle, remplissait mentalement des arches de Noé de la taille d’une coquille de noix. Tri sélectif. Ascèse spirituelle de fillette. Le baluchon, c’est encore ce sac à dos en toile qu’elle portait sur le dos, quand elle est partie marcher, en Ecosse, l’été dernier. Dedans, il y avait un grand cahier vert et noir rempli de notes en anglais, de graffitis, de collages. " Ce dont j’ai besoin, je l’ai sur moi. Le reste ne compte pas. "
Ce qui compte, ce qui ne compte pas.
Elle me montre un agenda jauni, de la taille de mon petit doigt, qui a appartenu à sa grand-mère. Toutes les pages sont vides, sauf la date du 17 mai 1984 : " Mon pauvre François ", avec, en contrepoint, la photo du grand-père défunt. Une année de pages blanches et trois mots. " Tu vois, pour moi l’écriture, c’est ça. Ce qui a impérativement besoin d’être là. "

On a fait du café. Posé le réveil matin à côté du canapé, pour se chronométrer. Une idée d’Isabelle. Ce jour-là, c’est elle qui posait les règles et moi, je suivais. Elle marchait en parlant, vivante et enjouée. Et moi, sur la table, je voyais s’étaler des bribes de sépultures, des fragments de pierre tombale, des os, un vieux livre de Dracula.
Elle me dit : " J’ai fait un travail sur les cimetières. " Rien de macabre pourtant dans sa voix. " J’ai longtemps gardé un fémur chez moi. C’est arrivé par hasard. J’accompagnais ma grand-mère au cimetière, et l’on traversait un endroit où ils changeaient les concessions arrivées à terme. J’ai tiré sur un petit bout de truc qui dépassait du sol, tiré encore, par curiosité, et je me suis retrouvée avec un fémur dans la main. On fait quoi, dans ce cas ? Un os humain, c’est précieux, ça ne se jette pas comme un vieux déchet, comme un rien. Prise au dépourvu je l’ai mis dans mon sac, j’avais un sac à main très chic ce jour-là, et je l’ai ramené chez moi. "
Je l’imagine dans le métro, avec son sac à main très chic et son fémur humain. La gardienne. Souriante, blonde. Imprévue. Gardienne de quoi ?…
Mes yeux tombent sur les photos de balayeurs qu’Isabelle avait prises à Londres, deux ans plus tôt.
Gardienne de quoi ?
… De ce qui reste, peut-être, quand le balayeur est passé. Grains de poussière imaginaire.
Il y avait encore mille autres objets. Un petit âne en peluche, un exemplaire d’Alice au pays des merveilles, une carte de visite de l’agence Bob, créée avec une amie : " Résultat garanti, mais pas forcément celui attendu ". Une vieille plaque de journal, des ailes d’ange en céramique trouvées dans un champ, des sténopés. Beaucoup de questions à poser, de pistes à dérouler. Mais tout s’est emballé : ma fille qui s’était réveillée, André qui me rappelait un rendez-vous place des fêtes où il était question de crêpes… Isabelle a aussitôt rangé ses objets, bises, sourire, et hop ! disparue. Sur le moment, j’étais un peu frustrée. Mais au fait, je sais même pas l’âge qu’elle a ! Ni ce qu’elle a écrit, publié, ses projets, ses emmerdes… Toutes les questions qu’on pose d’habitude, quand on veut connaître quelqu’un, quoi ! La détective de l’agence Bob m’avait filé entre les doigts. Et puis, sur le chemin, la sensation est passée. La petite babillait dans sa poussette, il faisait frais, mais pas plus que ça. J’ai pensé : c’est comme ça. Elle m’a donné ce qu’elle voulait donner. Montré ce qu’elle voulait montrer. Ni plus ni moins. Ombres, clartés. Comme ses sténopés qu’elle avait développés – des photos écrasées de lumière où le sujet (mais c’est quoi, le sujet, au fait ?) reste dans le noir, et où l’on voit ressortir, étrangement, quelques griffures du mur, taches de peinture que l’on n’aurait pas discernées à l’œil nu. Mais après tout, c’est quoi, l’essentiel ? Ce jour-là, c’est Isabelle qui a réglé la focale. C’est elle qui m’a dit : " Voilà. La tache de peinture sur le mur. Des ailes d’ange dans un champ d’Hénouville. Un petit morceau d’os. Pour moi, ça compte. Et je te montre ça". Quelques traces, griffures de temps sur l’os, et beaucoup de mystère.

Isabelle Renaud

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